Dans l’infini du presque rien
Françoise Lonardoni, 2025
Le dessin que pratique Robinson Haas semble éloigné du dessin d’art tel qu’on l’entend couramment,
qui traduit une sensibilité par des modulations formelles et une liberté de geste. Son œuvre se tient
au contraire dans la rigueur de tracés rectilignes qu’il a programmés à l’avance, dont le caractère
foisonnant engendre des surfaces vibrantes, des sensations d’espace et de subtiles synthèses
additives des couleurs.
La plupart des protocoles qu’il a conçus ces cinq dernières années dénotent cette volonté de faire
naître l’œuvre d’une somme d’actions élémentaires, définies par des gestes qu’il répète avec des
outils adaptés : par exemple, tirer des traits verticaux à la règle, en ménageant des intensités par la
concentration plus ou moins forte des lignes ; former des traits verticaux avec une règle plus courte
que la hauteur du papier, laissant le geste se terminer sans guide, en une touffe foisonnante qui
semble ployer sous l’effet d’un grand vent ; effectuer un tracé à l’encre si fortement diluée qu’elle
est à peine perceptible, sur toute la hauteur du papier ; reprendre le tracé plusieurs fois, en
réduisant la hauteur des lignes et en ajoutant plus d’encre.
C’est une propriété des pratiques de protocole que de mettre au jour l’expérience des
reconfigurations et des révélations cognitives. La somme de gestes simples, qu’il laisse visibles, nous
projette dans un imaginaire de l’exécution et nourrit nos sensations de spectateurˑice. Cet ostinato
gestuel, qu’il est presque possible de décomposer par l’observation, communique une autre
sensation, celle d’un partage, d’une invitation à l’accompagner dans l’expérience de la durée et de la
répétition. Cet art de l’engagement total le rapproche, malgré le fossé des générations, du
mouvement monochrome coréen Dansaekhwa (avec Park Seo Bo, Ha Chong-Hyun, Chung Sang-Hwa,
tous nés dans les années 1930) dont la réduction minutieuse du geste et de la couleur produisent la
même acuité de perception.
Comme dans une pratique sportive, la préparation est une étape primordiale. Avec un soin extrême il
choisit matériaux et supports et les modifie : châssis en bois repeint dans une nuance de blanc
spéciale, règles fabriquées sur mesure, à titre d’exemples. La certitude que le matériau influe sur la
forme est un marqueur de sa première formation de designer aux Arts décoratifs de Paris.
Dans ses actions, Robinson Haas frôle et interroge ce qui, dans un tracé géométrique, fait image
malgré tout ; ce « qu’espace le tracé et qui ne lui appartient pas » disait Derrida, qui énonçait un
moment d’aveuglement comme nécessaire à la naissance du dessin1.
Tim Ingold2 se demanda ce que serait un geste qui ne laisserait pas de trace durable : il faudrait alors
disait-il, examiner la durée qui constitue un dessin. L’évolution du travail de Robinson Haas semble
extraire peu à peu l’œuvre de son « devenir dessin » et s’atteler à la question de la durée à travers la
recherche de rythmes, la création de pièces sonores occupant l’espace par intermittence. Le
pendule (Pendulum) est sans doute une œuvre-clé qui éclaire beaucoup de ce qui a précédé : cet
aimant suspendu, repoussé inlassablement par des champs magnétiques, est contraint de créer un
dessin sisyphéen, mêlant hasard et contraintes.
La simplicité rigoureuse du protocole, sa constance répétitive, provoquent des perceptions virtuelles
qui augmentent avec la durée d’observation. Cette activation de la vision, et plus largement cette
sollicitation de notre attention, introduisent à la part philosophique que l’artiste poursuit, en lecteur
de Vladimir Jankelevitch, notamment de sa pensée du “Je ne sais quoi” et du “presque rien”. Le
philosophe soulignait que des instants de grâce indéfinissable se présentent plutôt en dehors d’un
contexte sophistiqué : des instants fugitifs de perception (et de joie) naissant dans le presque rien.
C’est une attention ouverte qui permet de les saisir, celle que justement suscite l’oeuvre de Robinson
Haas. Dans la tension entre un procéssus créatif phénoménal et la simplicité même dont il procède,
émerge un état qui n’est pas un simple émerveillement ; plutôt une hyper conscience appuyée sur la
liaison indéfectible entre mental et physique, offrant au spectateurˑice la possibilité d’un effet de
subjectivation.
1 Jacques Derrida. Mémoire d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Louvre, RMN, 1990.
2 Tim Ingold. Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture. Editions Dehors, 2017 (éd anglaise :
Routledge, 2013)
Françoise Lonardoni
Membre de L’AICA